Argumentaire juridique sur la correction du projet d’art.710-1 du Code Civil
ARGUMENTAIRE JURIDIQUE SUR LA CORRECTION DU PROJET D’ARTICLE 710-1 DU CODE CIVIL
Le Sénat examinera en deuxième lecture le 8 décembre 2010 le projet de loi de modernisation des professions judicaires et juridiques réglementées adopté par l’Assemblée Nationale le 30 juin 2010.
Le texte de la Commission des lois n° 132 du 24 novembre 2010 reprend les dispositions relatives à la publicité foncière dans son article 4.
Cet article 4 prévoit de compléter le Livre II du Code civil par un titre V comportant (jusqu’à présent) un chapitre unique comprenant lui-même un seul article 710-1 respectivement intitulé et rédigé comme suit (sont surlignés en jaune les mots ajoutés au texte voté le 30 juin 2010 par l’Assemblée Nationale dont les avocats réprouvent le vocable « décision juridictionnelle ») :
« CHAPITRE UNIQUE
« De la forme authentique des actes
« Art. 710-1. – Tout acte ou droit doit, pour donner lieu aux formalités de publicité foncière, résulter d’un acte reçu en la forme authentique par un notaire exerçant en France, d’une décision juridictionnelle ou d’un acte authentique émanant d’une autorité administrative.
« Le dépôt au rang des minutes d’un notaire d’un acte sous seing privé, contresigné ou non, même avec reconnaissance d’écriture et de signature, ne peut donner lieu aux formalités de publicité foncière. Toutefois, même lorsqu’ils ne sont pas dressés en la forme authentique, les procès-verbaux des délibérations des assemblées générales préalables ou consécutives à l’apport de biens ou droits immobiliers à une société ou par une société ainsi que les procès-verbaux d’abornement peuvent être publiés au bureau des hypothèques à la condition d’être annexés à un acte qui en constate le dépôt au rang des minutes d’un notaire.
« Le premier alinéa n’est pas applicable aux formalités de publicité foncière des assignations en justice, des commandements valant saisie, des différents actes de procédure qui s’y rattachent et des jugements d’adjudication, des documents portant limitation administrative au droit de propriété ou portant servitude administrative, des procès-verbaux établis par le service du cadastre, des documents d’arpentage établis par un géomètre et des modifications provenant de décisions administratives ou d’événements naturels. »
Le but annoncé est pourtant de transférer à droit constant des dispositions du décret-loi à caractère législatif n° 55-22 du 4 janvier 1955 portant réforme de la publicité foncière dans le code civil.
Cette fidélité aux principes du décret-loi est affirmée dans le rapport de M. le Sénateur BETEILLE en ces termes :
‘‘La rédaction retenue reprend ainsi les règles en vigueur et consacre, dans le code civil, la compétence propre des notaires en matière de publicité foncière telle qu’elle découle du décret loi précité et de son décret d’application’’.
S’agissant de l’emploi des mots « décision juridictionnelle » au 1er alinéa, le rapport a expliqué que la rédaction nouvelle ‘‘ se limite à apporter une précision par rapport au droit en vigueur, puisqu’elle vise les décisions juridictionnelles en lieu et place des décisions judiciaires ’’.
En réalité, au lieu d’une précision il s’agit d’une restriction grave.
Le rapporteur justifie ainsi le choix du vocable « décision juridictionnelle » : ‘‘ En effet, toutes les décisions judiciaires ne sont pas des décisions juridictionnelles et certaines se limitent à donner acte aux parties de l’accord qu’elles ont passé entre elles. Il en est ainsi du « contrat judiciaire » par lequel le juge constate, à la demande des parties, un acte ou une décision qu’elles ont prises, qui généralement éteint leur litige et entraîne leur désistement à l’instance. À l’opposé, une décision du juge qui tranche un point de droit relatif à un contentieux portant sur un immeuble ou un droit immobilier constitue une décision juridictionnelle revêtue de l’autorité de la chose jugée. / Votre rapporteur constate à cet égard que la nature, juridictionnelle ou non de la décision par laquelle le juge homologue, en vertu de l’article 1441-1 du code de procédure civile, une transaction passée entre les parties, afin de l’authentifier et de lui donner force exécutoire, est discutée en doctrine37(*). / La première chambre civile de la Cour de cassation a quant à elle jugé que la compétence des notaires en matière de publicité foncière ne s’opposait pas « à ce que le juge saisi sur requête donne force exécutoire à une transaction opérant transfert de droits immobiliers, conférant ainsi judiciairement à celle-ci un caractère authentique, permettant son enregistrement et sa publication sous réserve du respect des dispositions régissant la publicité foncière »38(*)’’.
La restriction va à contresens de la volonté du législateur de favoriser les modes alternatifs de règlement des conflits puisque les parties au conflit sauront qu’en y recourant au lieu de demander jugement elles devront supporter les frais et formalités de l’acte notarié.
Certes, le rapporteur, rappelant une note du Professeur Roger PERROT, indique que peut planer un doute sur le droit de publier un accord homologué par le juge, mais on constate que le législateur lèverait le doute, s’il y a encore aujourd’hui, dans le sens d’affaiblir le recours à la solution alternative que le législateur recommande par ailleurs.
Il en va de même pour les actes déposés au rang des minutes d’un notaire en vue de la publicité foncière. Le rapporteur affirme à nouveau que rien ne change (‘‘l’article 4 n’entend remettre en cause ni les règles actuelles de compétence en matière de publicité foncière ni celles relatives à la façon dont l’authenticité peut être conférée à un acte sous seing privé, mais seulement consacrer dans le code civil le dispositif en vigueur. Il s’agit de conserver, en la consacrant, la compétence reconnue à chacun’’) et il justifie que tout change.
Il explique que les représentants des notaires entendus se sont inquiétés de ce que les règles posées par le texte puissent être contournées si l’on permettait, comme c’est le cas actuellement en vertu de l’article 68 du décret précité n° 55-1350, que le dépôt par les parties aux minutes d’un notaire d’un acte sous seing privé, contresigné ou non, dont elles reconnaîtraient l’écriture et la signature, suffise à autoriser sa publication au fichier immobilier. Cette inquiétude a été exprimée, note le rapporteur, bien que le dépôt soit utilisé pour des actes mineurs et cependant que le notaire perçoit un émolument égal à celui de l’acte authentique qui aurait contenu la convention.
Le changement est justifié, selon le rapport, par la crainte, ‘‘même si l’expérience montre que tel n’est pas le cas actuellement, que la procédure de l’article 68 puisse être utilisée pour contourner la règle générale posée au présent article 4’’.
Mettant de côté l’acte contresigné ‘‘sans effet sur la compétence propre des notaires en matière immobilière’’, le rapport reconnaît la remise en cause de la procédure de l’enregistrement aux minutes d’un notaire d’un acte sous seing privé ‘‘ pourtant parfaitement compatible avec les règles actuelles’’ et justifie qu’y échappent les géomètres-experts au motif suivant : ‘‘La procédure prévue à l’article 68 précité ne présente d’ailleurs d’intérêt pratique que lorsque l’autre professionnel dispose d’une expertise particulière dont ne dispose pas le notaire. Or, de tous les professionnels susceptibles de recourir à cette procédure, seuls les géomètres-experts semblent être dans cette situation’’.
Voilà affirmé que, au premier rang des autres professionnels, les avocats n’ont pas l’expertise nécessaire. Le Barreau ne peut que s’indigner du mépris exprimé ainsi pour les avocats spécialistes qui pratiquent quotidiennement la publicité foncière.
Ce changement grave met en danger la justice française en général. Le savoir en cette matière importante de la publicité foncière doit y être maintenu à peine de gros déboires dont les services publics chargés du cadastre et du fichier immobilier pâtiraient comme les justiciables.
La CNA propose de rédiger comme suit le 1er et le 3ème paragraphe du future article 710-1 :
1er paragraphe : «Tout acte ou droit autre que les privilèges ou hypothèques, doit, pour donner lieu aux formalités de publicité foncière, résulter d’un acte reçu en la forme authentique par un notaire, d’un titre revêtu de la formule exécutoire par une juridiction ou d’un acte authentique émanant d’une autorité administrative»
….
3ème paragraphe : « Le premier alinéa n’est pas applicable aux actes de procédure et décisions de justice dont la loi prévoit la publicité foncière, aux documents portant limitation administrative au droit de propriété ou portant servitude administrative, aux procès-verbaux établis par le service du cadastre et aux modifications provenant de décisions administratives ou d’événements naturels. »
Des mots y sont soulignés pour annoncer les commentaires qui suivent.
Dans le 1er paragraphe, « titre revêtu de la formule exécutoire par une juridiction » renvoie au caractère exécutoire qui permet une publicité foncière, comme c’est principalement le cas de l’acte notarié caractérisé par son effet exécutoire. L’expression « titre revêtu de la formule exécutoire par une juridiction » englobe notamment la transaction de l’article 1444-1 du CPC reconnue comme sujette à la publicité foncière par un arrêt de Cassation du 16 mai 2006 (1ère civile, pourvoi 04-13467, Bulletin 2006 I N° 243 p. 213).
Il doit dispenser de soumettre l’effectivité du caractère exécutoire d’une décision de justice à la réception de celle-ci par un notaire qui n’est pas un organe du pouvoir judiciaire.
S’agissant du vocabulaire du 1er paragraphe, il est certes vrai que les praticiens utilisent plutôt « publicité foncière» pour les droits de propriété et de jouissance et les modifications de consistance des immeubles et « inscription » pour les sûretés. Toutefois, la confusion est fréquente comme par exemple dans l’intitulé du chapitre II du décret du 4 janvier 1955 « PUBLICITE DES PRIVILEGES ET HYPOTHEQUES ».
Préciser « Tout acte ou droit autre que les privilèges ou hypothèques, » comme dans l’intitulé du chapitre III du décret du 4 janvier 1955 est utile dans cet article 710-1 présentement isolé pour prévenir des interprétations divergentes.
Bien sûr, la place du titre créé par l’article 4 du projet de loi n° 132 soumis au vote du Sénat dans le LIVRE II « DES BIENS ET DES DIFFERENTES MODIFICATIONS DE LA PROPRIETE » servirait une interprétation restrictive mais ce ne serait qu’un élément d’interprétation ne donnant pas autant de sécurité juridique que si l’on écrit «Tout acte ou droit autre que les privilèges ou hypothèques, » dans le 1er paragraphe, à l’instar du décret du 4 janvier 1955.
Enfin, le 3ème paragraphe que nous proposons est plus en harmonie avec le premier dès lors que ce 3ème visera des actes à publier comme le fait le 1er auquel il renvoie pour eux.
Cette proposition est présentée par la CNA d’accord avec deux associations d’avocats spécialistes (l’AAPPE et DROIT ET PROCEDURE) avec lesquelles elle en a fait l’étude.
C’est une proposition qui va dans le sens de l’intérêt du justiciable et de l’intérêt général tandis qu’à l’inverse la réduction du nombre de décisions judiciaires (et non juridictionnelles) publiables est contraire à l’intérêt du justiciable de ne pas avoir à engager des frais supplémentaires en déposant chez un notaire la décision déjà prête à publier.
Enfin, le Sénat devrait être sensible, après les indications déjà données dans le rapport sur les émoluments des notaires, au fait que la proposition d’amendement n’aurait qu’un effet mineur sinon nul sur l’économie des études de notaire. Le rapport du Sénateur BETEILLE rappelle : 2 106 896 transferts de propriété par acte notariés – dont 1 122 207 ventes contre 14 897 par suite de saisie immobilière en 2009. Le texte proposé s’appliquerait à un d’actes et décisions dont, comparativement, le notariat n’a rien à craindre pour la prospérité de ses études et le maintien de l’emploi.
Paris, le 6 décembre 2010
Vincent BERTHAT
Président