Dupond-Moretti à la Justice : deux professions, deux ambiances

Si les robes noires accueillent positivement leur nouveau garde des Sceaux, chez les magistrats, on fait plutôt grise mine.

Paradis pour les avocats, enfer pour les magistrats… Plus que d’ordinaire, le monde judiciaire semble divisé en deux camps, avec la nomination d’Eric Dupond-Moretti comme garde des Sceaux. Du côté des robes noires, on salue un signal «positif» après des mois tendus, marqués par la mobilisation contre la réforme des retraites. «C’est un signe d’apaisement entre les avocats et le gouvernement», estime Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux (CNB), qui espère que le nouveau ministre remettra la justice en «ordre de marche», et la dotera de moyens conséquents. «Nous avons un garde des Sceaux qui s’est battu pour les droits de la défense et des valeurs sur lesquelles nous sommes arc-boutés, tels que le secret professionnel, le respect du contradictoire, l’oralité des débats ou encore l’importance de conserver une justice humaine, liste la présidente du CNB. On dit que les décisionnaires sont souvent déconnectés de la réalité. Là, il vient du terrain et sait de quoi il parle.»

Enthousiasme

Même approbation du côté du bâtonnier de Paris, Olivier Cousi, qui se réjouit du choix d’un «grand avocat» à la justice, un «personnage avec du caractère et du franc-parler, qui est un bon orateur, avec des convictions». Pour le représentant des 30 000 avocats de la capitale, ce casting est enthousiasmant : «On va enfin parler de la justice d’une manière moins grise, moins compassée.» Son confrère Benoît Chabert, président de la Confédération nationale des avocats, salue «un avocat qui n’est pas un technocrate, quelqu’un de vrai qui exprime ses idées et qui ne mâche pas ses mots. La magistrature devrait avoir un regard différent car, lorsqu’on propose un dialogue, il ne faut pas se fermer».Plus mesurée, enfin, Estellia Araez, présidente du Syndicat des avocats de France, souhaite juger sur pièces l’action du nouveau garde des Sceaux, et se dit «dubitative» quant aux moyens qui lui seront alloués, précisant que lors de son discours inaugural, il n’a «rien dit sur les conséquences de la crise sanitaire pour l’activité des avocats».

A l’inverse, la désignation du ténor du barreau à la chancellerie fait grincer des dents du côté des magistrats. Pour Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature (SM), cette nomination «montre que l’exécutif n’a pas beaucoup d’égard pour la sensibilité des magistrats». Toutefois, elle refuse de «céder aux sirènes du corporatisme» et reconnaît que le discours prononcé par le nouveau ministre, «très général», a placé une focale «intéressante sur le terrain des droits et des libertés».

Vigilance

Contactés par Libération, d’autres magistrats font part de leur «vigilante attention» au sujet d’un personnage connu pour ses déclarations chocs, notamment à l’égard de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) dont il souhaitait, il y a peu, la suppression. «Une personnalité clivante, avec des prises de position très tranchées, largement en adéquation avec les aspirations majoritaires de l’institution du corps judiciaire, ça pose nécessairement question»,estime un juge, qui rappelle qu’«EDM» n’est pas «familier de l’administration de l’Etat, ni de ses rouages». Au SM, on espère une entrevue rapide, et des actes forts, pour connaître les chantiers qu’il compte mener de front. «Entre le programme d’Emmanuel Macron, qui était très léger en matière de justice, et les déclarations à titre personnel d’Eric Dupond-Moretti, quelle va être la ligne qui va en ressortir ?» s’interroge Katia Dubreuil.

Première à réagir au moment de l’intronisation, lundi soir, Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats (majoritaire), a, elle, estimé qu’il s’agissait d’une «déclaration de guerre contre la magistrature». A J + 1, elle ne décolère pas : «On n’a jamais autant reçu de messages de soutien, aussi bien de collègues que de personnes extérieures à la magistrature. Y compris des gens qui ne connaissent pas le fonctionnement de la justice mais plutôt l’homme et ses déclarations.» Présidente de l’association Anticor, Elise Van Beneden a ouvert un autre front, sur son compte Twitter : «C’est un très mauvais signal pour l’éthique et pour les associations anti-corruption.»

Charles Delouche , Matéo Larroque

Article paru dans Libération, le 8 juillet 2020

https://www.liberation.fr/france/2020/07/07/deux-professions-deux-ambiances_1793634

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