Juger face à un écran

Le recours à la visioconférence existait déjà dans notre droit; les ordonnances relatives à l’adaptation des normes légales à l’état d’urgence sanitaire ont soulevé polémiques juridiques et justifié des recours juridictionnels. Au-delà de la cohérence des textes avec les principes fondamentaux, le juge doit s’interroger sur la place qu’il peut réserver à ce dispositif dans sa pratique et sur son influence quant à sa manière de juger.

Nombre de raisons justifient la visioconférence judiciaire : enjeux de sécurité et d’efficacité, de rapidité, contrainte des délais légaux et des extractions pénitentiaires, éloignement géographique d’un acteur du procès, facteurs budgétaires ou gestionnaires dont le souci d’éviter le report d’actes juridictionnels. La plupart sont fondées. Il s’agit pour le juge de satisfaire à la double obligation de juger et de le faire dans des délais raisonnables. Les juridictions d’instructions, juges des libertés et de la détention, les juges correctionnels ou de l’application des peines, les juges aux affaires familiales et juges des enfants sont tous amenés à décider d’un acte juridictionnel avec le support d’écrans. Mais dans quelles conditions et à quel prix pour les droits du justiciable et le parfait exercice de leur métier par les avocats ? Passons sur les problèmes techniques relatifs aux créneaux toujours contraints, sur les pannes ou la mauvaise qualité du son et de l’image. Attardons-nous sur la manière dont ces écrans peuvent induire le processus juridictionnel et avec plus d’acuité la décision elle-même.

Jugeons-nous avec la même sollicitude lorsque cet homme ou cette femme se tient soit devant nous, soit derrière un écran ? L’acte de juger oblige à une proximité entre juge et justiciable. La manière d’être du justiciable comme celle du juge sont aussi importantes que leurs paroles. Au-delà des impressions d’audience, l’acte de juger repose sur la juris dictio, mais aussi sur l’exacte distanciation entre le juge et le justiciable. Or, la prise de parole, lors d’une visioconférence, peut être chaotique. Le silence y est rare ou entrecoupé, pollué, y est perçu comme un dysfonctionnement technique. C’est le processus décisionnel du juge qui est alors ébranlé.

Ne faut-il donc pas pour le juge se poser la question des choix différents qui risquent d’être les siens selon que le prévenu sera physiquement à l’audience ou, par exemple, entre les murs de la prison derrière un écran ? Cette question tient au respect du principe d’impartialité. Sera-t-on plus enclin à prolonger une détention provisoire, à prononcer une peine d’emprisonnement, à en refuser l’aménagement car la personne concernée se trouve en prison et que la communication se fait à distance par le biais d’une visioconférence ? La visioconférence est utile et constitue un facteur de progrès judiciaire. La présence physique du justiciable est une condition du procès équitable. L’acte de juger est une relation humaine. Envisager le contraire, c’est prendre le risque de faire perdre à la justice la clé de voûte que doit constituer sa nécessaire humanité.

 

Bérangère Le Boëdec Maurel, juge de l’application des peines.

Gazette du Palais le 24 juin 2020

 

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