Lettre de la CNA aux Sénateurs sur l’art.20bis de la Loi Macron – Experts-comptables

9 mars 2015

Monsieur le Sénateur
Palais du Luxembourg
Casier de la Poste
15 rue de Vaugirard
75291 PARIS Cedex 06

 Paris, le 9 mars 2015

 

Monsieur le Sénateur,

La CNA combat avec tous les avocats l’article 20 bis (nouveau) du projet de loi n° 2447 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques tel qu’il est déposé au Sénat. Cet article fait l’unanimité du Barreau contre lui.

Ce n’est pas l’amendement gouvernemental voté le 4 février 2015 par l’Assemblée Nationale qui l’a rendu mieux acceptable. Corps étranger que la pratique rejetterait évidemment, il a rendu l’article 20 bis ambigu, contradictoire. Le tableau ci-dessous permet d’entrer dans le détail.

 

 

POUR ENTRER DANS LE DETAIL DES TEXTES

 

L’article 20 bis prévoit de remplacer par deux alinéas le 7ème alinéa de l’article 22 de l’ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945 portant institution de l’ordre des experts-comptables.

 

Voici l’actuel 7ème alinéa à remplacer (on souligne ce qui en est repris dans le premier des deux nouveaux alinéas projetés par l’article 20 bis) : « Ils peuvent également donner des consultations, effectuer toutes études et tous travaux d’ordre statistique, économique, administratif, juridique, social ou fiscal et apporter leur avis devant toute autorité ou organisme public ou privé qui les y autorise mais sans pouvoir en faire l’objet principal de leur activité et seulement s’il s’agit d’entreprises dans lesquelles ils assurent des missions d’ordre comptable de caractère permanent ou habituel ou dans la mesure où lesdites consultations, études, travaux ou avis sont directement liés aux travaux comptables dont ils sont chargés. »

 

Voici maintenant les deux nouveaux alinéas projetés dans l’article 20 bis :

Ils peuvent également effectuer toutes études et tous travaux non juridiques d’ordre statistique, économique, administratif, social et fiscal et apporter leur avis devant toute autorité ou organisme public ou privé qui les y autorise à titre accessoire de leur activité définie à l’article 2.

Toutefois, ils ne peuvent donner des consultations juridiques, sociales et fiscales, effectuer des études et travaux d’ordre juridique et rédiger des actes sous seing privé que s’il s’agit de personnes pour lesquelles ils assurent des missions prévues au même article 2 de caractère permanent ou habituel ou dans la mesure où lesdites consultations et lesdits actes sous seing privé sont directement liés à ces missions.

 

Le mot « Toutefois » qui commence le second nouvel alinéa introduit la restriction exprimée à la fin et sur l’inefficacité de laquelle on reviendra.

 

On retrouve dans ce second des deux alinéas projetés dans l’article 20 bis l’autorisation de « consultations juridiques » et les « études et tous travaux » qui sont « non juridiques » dans le premier alinéa nouveau sont complétés par « études et travaux d’ordre juridique » et aussi par l’ajout de l’autorisation de « rédiger des actes sous seing privé».

 

Pour ce qui est de la restriction introduite par « Toutefois », l’examen attentif des mots  «Toutefois… que s’il s’agit de personnes pour lesquelles ils assurent des missions prévues au même article 2 de caractère permanent ou habituel ou dans la mesure où lesdites consultations et lesdits actes sous seing privé sont directement liés à ces missions » montre le caractère ténu de la restriction. Dans les faits, c’est une restriction factice et on se rappellera qu’un argument pour que la loi du 28 mars 2011 autorise l’exercice du droit par la profession du chiffre fut qu’il s’agissait de rendre licite une pratique étendue. La barrière de cette restriction serait promptement enfoncée.

 

 

Voter cet article 20 bis nous ferait faire en France un pas décisif vers l’éviction des avocats des prestations juridiques.

Faire partager des pans entiers des prestations juridiques avec les professionnels du chiffre, leur en permettre la quasi-exclusivité de fait dans des secteurs clé de l’économie et de la vie sociale écarteraient des objectifs de croissance, d’activité et d’égalité des chances économique, objectifs du projet de la loi censée nous en rapprocher.

La loi n° 2011-331 du 28 mars 2011 a emprunté le chemin d’un partage du marché du droit au bénéfice des experts-comptables. L’article 20 bis projeté avance sur ce chemin du partage de marché alors que le législateur doit se préoccuper de l’accès au droit.

Le droit est devenu complexe et ardu en même temps que les outils du numérique le rendent accessible à tous. La combinaison de ces deux évolutions exige des professionnels du droit un surcroît de compétence et de travail rigoureux.

Dans beaucoup de cas, l’activité juridique met en jeu le respect par les avocats de leur déontologie pour une saine application de la loi et pour la bonne administration de la justice qui demeure l’indispensable bras séculier de l’état de droit.

Jamais on n’est revenu sur l’arrêt Wouters de la Cour européenne de Luxembourg qui tient compte, pour justifier qu’on ne puisse pas être à la fois expert-comptable et avocat, de la « bonne administration de la justice ».

Les professions juridiques appliquent le droit à des faits dont la profession du chiffre rend compte sous une forme nécessaire et cela rend leur collaboration indispensable.

Le refus de la confusion est d’intérêt public, des scandales de grandes affaires (et des misères quotidiennes) l’ont montré et le montrent.

La profession du chiffre prétend pouvoir tout faire. Son refus de la réciproque en dit long sur la faiblesse de cette prétention.

Il faut lire le projet d’article 20 bis dans son contexte et non isolément.

L’article 20 bis en son état soumis au vote du Sénat permettrait aux experts-comptables de faire toutes prestations juridiques, y compris rédaction d’actes sous seing privé, pour les entreprises et pour les particuliers dont ils tiennent ou révisent la comptabilité en plus de toutes prestations juridiques déjà autorisées par la loi 2011-331 du 28 mars 2011 (autorisation étendue aux succursales par l’ordonnance 2014-443 du 30 avril 2014) pour assister les personnes physiques (bien sûr pas les plus démunies) pour toutes démarches déclaratives à finalité fiscale, sociale et administrative.

Les « démarches déclaratives » visées par la loi de 2011 existant en tous domaines, aussi divers que le droit de l’urbanisme et le droit des successions, l’autorisation donnée peut s’étendre à tout le droit.

Limiter les nouvelles prestations de l’article 20 bis aux entreprises et aux particuliers ayant confié des missions de l’article 2 de l’ordonnance de 1945 n’empêche nullement que le caractère accessoire de la prestation juridique disparaîtrait.

L’amendement gouvernemental qui a ajouté les mots « non juridiques » n’empêche pas le paragraphe qui suit celui amendé de permettre à la profession du chiffre de donner « des consultations juridiques, sociales et fiscales, effectuer des études et travaux d’ordre juridique et rédiger des actes sous seing privé » (nous soulignons).

Le problème se pose à nouveau : les experts-comptables doivent-ils collaborer avec les avocats ou les évincer ? Notre pays doit consolider et développer ses PME et PMI. Favorise-t-on leur sécurité juridique par les prestations juridiques de professionnels dont l’exercice principal est la comptabilité ?

Le projet d’article 20 bis va à contre-courant de la consultation donnée au CNB le 16 avril 2010 par l’unité ECONOMIX de l’université Paris-Ouest qui a démontré, notamment avec des rappels de la jurisprudence française et européenne, que le principe de l’accessoire doit être imposé et maintenu par les règles de compétence, d’organisation, de déontologie, de contrôle et de responsabilité propres à chaque profession.

Les rapports de forces ne peuvent pas non plus être ignorés.

Dans l’entreprise, les avocats sont victimes d’une concurrence inégale que permet aux experts-comptables leur monopole de la comptabilité.

Cette inégalité a été soulignée par l’avis 10-A-10 du 27 mai 2010 de l’Autorité de la Concurrence. Il ne faut pas l’accroître.

Avec les experts-comptables existent des modes de collaboration que la CNA propose de prolonger et moderniser. Il ne faut pas jeter sur les relations entre les deux professions le brûlot de l’article 20 bis.

De grands barreaux étrangers refusent la confusion, en Europe et dans le monde, notamment en Amérique du Nord.

Que des lois successives donnent à la profession du chiffre les moyens d’évincer les avocats, c’est l’intérêt public de l’application de la loi, de la justice et de la sécurité juridique des entreprises comme des particuliers qui est menacé.

L’intérêt que défendent les avocats coïncide avec l’intérêt général.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Sénateur, l’expression de ma considération distinguée et de mes très bons sentiments.

 

Louis-Georges BARRET
Président

Vincent BERTHAT
Président d’honneur

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